Dès qu’elle fut pleine, elle largua son amarre et s’éloigna, tandis que les derniers hommes commençaient à descendre l’échelle pour s’installer dans la seconde barque.
— Allons-y, mon frère ! lança Garda Abdi à Hashi Farah.
Normalement, il aurait dû partir avec la première barque, mais, connaissant l’aversion du shebab pour l’élément marin, il était resté avec lui.
Courageusement, Hashi Farah enjamba le bastingage et commença à descendre maladroitement le long de l’échelle. Ceux qui étaient déjà installés dans la barque l’aidèrent à y atterrir. La partie la plus délicate : il suffisait d’un coup de houle pour se casser une cheville.
Dès que Garda Abdi fut descendu à son tour, la seconde embarcation se décolla à son tour du Buruh Océan.
Les deux mirent ensuite le cap sur le Faina dont on apercevait les feux de position. À 35 nœuds, ils l’auraient rejoint en un quart d’heure.
L’abordage réussi, le « mothership » repartirait vers la côte, tandis que les pirates emmèneraient leur « prise » en face d’Hobyo pour y commencer les négociations.
Heureusement, la mer était calme, la lune pleine et la nuit plutôt claire. Debout, à l’avant, se retenant à un bout, Garda Abdi regardait les lumières du Faina se rapprocher.
Assis derrière lui, Hashi Farah essayait de faire bonne figure. Lui qui avait connu les combats d’Afghanistan et les bombardements éthiopiens, se sentait mal à l’aise sur cette étendue noire et mouvante.
La barque tanguait violemment et, de nouveau, il se sentit mal, mais, pour rien au monde, il n’aurait avoué sa faiblesse. L’odeur de l’essence lui donnait la nausée. Pour se changer les idées, il décida de ne plus quitter des yeux les lumières du Faina.
Si tout se passait bien,dans quelques minutes, ils seraient à bord.
Viktor Nikolski, le commandant en second du MV Faina, vracquier ukrainien battant pavillon de Bélize, parcourait distraitement un vieil exemplaire de « Kommerçant » dans le poste de commandement, à côté de l’homme de barre, Piotr, un Letton barbu aux yeux bleus, silencieux comme un sphinx.
Il abandonna son journal pour aller se pencher sur la table des cartes, afin de vérifier la position du navire. Ils longeaient la côte somalienne, à environ 200 miles nautiques après avoir franchi le détroit d’Aden. Viktor Nikolski calcula qu’ils avaient encore environ cinquante trois heures de mer avant d’arriver à Mombasa, au Kenya, leur destination finale. Le MV Faina ne dépassait guère quinze nœuds en croisière.
Un long voyage depuis Sebastopol où le vracquier naviguant pour le compte de Kaabyle Shipping, un armateur enregistré au Belize pour des raisons fiscales, avait chargé 3200 tonnes d’armements divers, dont trente-trois chars lourds T.72, des blindés légers sur roues BRB, des mitrailleuses, des explosifs, des munitions. Une commande de l’État kenyan.
Viktor Nikolski retourna s’asseoir. Le calme était absolu sur le vracquier. À part lui, l’homme de barre, l’officier de permanence aux machines, les autres membres d’équipage, tous ukrainiens, sauf trois Russes et Piotr le Letton, dormaient dans leurs couchettes. L’Océan Indien était relativement calme, le vent faible et la nuit plutôt claire.
L’itinéraire qu’ils suivaient était le « rail » emprunté par des centaines de navires contournant la Corne de l’Afrique et descendant ensuite vers le sud. Avec son énorme château arrière flanqué de deux hautes cheminées bleues, le MV Faina n’était pas très beau. Ce château occupait presque le tiers du pont, ce qui lui donnait une silhouette particulière. Après trois jours à Mombasa, ils repartiraient vers une autre destination, selon les ordres de leur armateur.
Le commandant en second reprit son journal, luttant pour ne pas céder au sommeil. Encore trois heures avant le changement de quart prévu à six heures du matin.
De la surface de l’océan agité par une houle légère, la coque du MV Faina ressemblait à un impressionnant mur noir et luisant de quinze mètres de haut. Un immeuble de cinq étages.
Hashi Farah n’arrivait pas à détacher les yeux du château arrière, se demandant comment les deux petites barques allaient pouvoir attaquer un tel mastodonte. Afin de s’écarter du remous des hélices, elles bifurquèrent pour se placer parallèlement au vracquier. Heureusement, leur moteur de trois cylindres chinois de 75 chevaux leur donnait une grande maniabilité et une vitesse de pointe de plus de trente nœuds.
L’une derrière l’autre, les deux barques arrivèrent à la hauteur du MV Faina et réglèrent leur vitesse sur la sienne, éloignées d’une quinzaine de mètres de leur cible.
Un des pirates se dressa à l’avant de la première, en équilibre sur le plat-bord, malgré la houle. Tenant fermement un lance-harpon, long tube relié à une bouteille d’air comprimé à 80 bars, posée dans le fond de la barque. L’homme braqua son engin avec un angle de 45° sur le bastinguage du vracquier.
Fasciné, Hashi Farah ne le quittait pas des yeux, assistant pour la première fois à cette opération audacieuse. À l’extrémité du long piston coulissant dans le tube du lance-harpon, était fixé un gros grappin, lui-même relié par un mousqueton à deux échelles de spéléologue lovées à l’avant de l’embarcation. L’homme en équilibre sur le plat-bord abaissa la main gauche. Aussitôt, son partenaire, accroupi au fond de la barque, actionna le levier libérant l’air comprimé. Le grappin entraînant les deux échelles de spéléologue fila vers le pont du MV Faina. L’opération ne générait qu’un « pschitt » léger, noyé dans le bruit de la houle.
Déjà, l’homme de barre à l’arrière de la barque donnait un coup de moteur pour se rapprocher du vracquier et venir se coller contre sa coque. Il était temps : le grappin avait disparu quelque part sur le pont du MV Faina et les deux échelles de spéléologue pendaient le long de la coque sombre. Le vracquier continuait sa course, la barque des pirates collée à lui comme une sangsue, évitant les chocs trop violents contre la coque du navire grâce à un bordage de vieux pneus.
C’était le moment délicat.
Celui qui avait lancé le grappin jeta le lanceur au fond de l’embarcation, et se pencha en avant, saisissant un des barreaux d’acier de l’échelle. Il tira dessus de toutes ses forces et elle ne s’abaissa pas : le grappin avait croche dans quelque chose de solide.
L’homme se retourna.
Garda Abdi, le chef de l’expédition, était déjà debout. Il gagna l’avant de la barque et, à son tour, attrapa l’échelle. C’était à lui de monter le premier. Accroché des deux mains aux barreaux longs d’une vingtaine de centimètres, il commença à grimper le long de la coque, enfilant ses baskets à toute vitesse dans les barreaux, suivi par l’autre pirate. Pointe-talon, il s’élevait comme un singe dans un cocotier, avec une facilité déconcertante, un pistolet automatique Tokarev dans un sac en plastique suspendu à son cou par un lacet.
Il était déjà à plusieurs mètres de hauteur lorsqu’un coup de houle brutal éleva la barque presque à sa hauteur, avant de la faire plonger à nouveau.
Hashi Farah crut se trouver dans un manège de foire. On ne voyait déjà plus les deux hommes, parvenus presque au bastingage du MV Faina et les autres pirates commençaient à monter à leur tour.
Aborder de cette façon un navire lancé à 15 nœuds, en pleine mer, la nuit, demandait des nerfs d’acier.
Heureusement, la récompense était au bout : plusieurs millions de dollars à se partager. Dans un pays où une famille arrivait à survivre avec 3 dollars par jour, cela motivait...
Il ne restait plus dans la barque que l’homme de barre, un dernier pirate et Hashi Farah. Celui-ci prit son courage à deux mains et se leva, gagnant l’avant de la barque. Le dernier pirate le soutint tandis qu’il attrapait l’échelle et commençait à grimper maladroitement. Arrosé par un paquet de mer, trempé, gêné par la Kalach accrochée dans son dos, il se demanda s’il allait arriver en haut.
Grimpé derrière lui, le dernier pirate l’encourageait de la voix.
Hashi Farah n’avait même pas peur : il avait tout simplement envie de se laisser tomber... Enfin, il aperçut la barre horizontale du bastingage et s’y accrocha, comme un chat qui parvient à s’extirper d’une baignoire.
À la surface de la mer, la première barque venait de s’éloigner, laissant la place à la seconde dont les occupants commencèrent à grimper à leur tour, apportant l’armement « lourd » : deux RPG7 et leurs roquettes.
Fedor Nemichenko, en train d’arpenter le pont du MV Faina pour une ronde, s’immobilisa, alerté par un bruit métallique derrière lui. Il se retourna, examinant le pont et ne vit rien de suspect. Il continua son chemin, sans s’inquiéter. Il y avait tant de bruits bizarres sur un gros navire comme le Faina...
Cinq minutes plus tard, il avait regagné sa couchette.
Garda Abdi atteignit, épuisé, le bastingage du vraquier. Tous ses muscles étaient douloureux mais il avait envie de hurler de joie en enjambant la barre d’acier et en sentant sous ses pieds le pont métallique. Il s’appuya au plat-bord pour reprendre son souffle, grelottant de froid, et fit passer par-dessus sa tête le lacet au bout duquel était pendue son arme.. En un clin d’oeil, il l’eut sortie du plastique et fait passer une balle dans le canon.