Lorsque Mark Roll lut la légende de la photo, il sentit le sang se retirer de son visage ; « Al Afghani », Hashi Farah, Somalien né à Baidoa, ayant combattu en Afghanistan au sein d’Al Qaida, en 2002 et 2003. Portant le n°5 dans la liste des djihadistes « wanted ».
Fiévreusement, le chef de Station tapa le code secret permettant l’accès à une bio plus complète et l’imprimante cracha quelques instants plus tard des abominations.
Hashi Farah avait rejoint Al Qaida en Afghanistan en 2002, juste après la défaite des talibans. Il avait combattu dans le sud et l’est, en compagnie de plusieurs autres Somaliens dont le plus « connu » était un certain Farug Abdullah « Ayro », son beau-frère. Celui-ci était accusé de nombreux crimes et enlèvements, en Somalie et dans le Puntland. Entre autres, le meurtre en 2005 d’une journaliste britannique, Kate Peyton.
Dans l’entourage somalien de Hashi Farah, on avait repéré des membres d’Al Qaida ayant participé à l’attentat contre l’ambassade américaine de Nairobi, en 1998, qui avait fait 243 morts.
Tout cela constituait déjà un beau pedigree, mais le dernier paragraphe de la « bio » envoya le pouls de Mark Roll au plafond. Hashi Farah « Al Afghani » était le « deputy » de celui considéré par les Américains comme le chef militaire des Shebabs. Moktar Ali Robow, 40 ans, ayant combattu en Afghanistan de 2001 à 2003, connu aussi sous le nom de « Abu Mansour », opérant désormais à partir de Mogadiscio et considéré comme responsable de toutes les opérations importantes des shebabs.
Son alter ego, Haweys, un ancien officier du NSS, le KGB somalien, sous le dictateur Syad Barré, représentait l’idéologue de l’équipe.
Mark Roll contempla longuement les deux photos affichées sur l’écran.
La présence de Hashi Farah sur le MV Faina ne pouvait pas être un hasard. Donc, cette opération de piraterie était une « joint-venture », Shebabs pirates.
Logique : les Shebabs avaient besoin d’argent, ayant promis à leurs combattants une « solde » de 70 dollars par mois. On savait peu de choses de leur financement sinon qu’il était assuré par la diaspora somalienne et les Services soudanais. Désormais, il semblait y avoir une troisième source. L’alliance des pirates et des Shebabs pouvait s’avérer explosive.
Mark Roll décida de renoncer provisoirement à sa pause sandwich et s’installa à son bureau pour préparer une note urgente à destination de Langley. Qui allait s’ajouter à la litanie des mauvaises nouvelles quotidiennes. Les colonnes de Shebabs progressaient régulièrement depuis Kismayo, en direction de Mogadiscio. Prenant possesssion, sans tirer un coup de feu, de toutes les villes côtières. Dès qu’ils étaient installés, ils établissaient la charia, flagellant les fumeurs de khat, lapidant les femmes infidèles, forçant les boutiques à fermer aux heures de la prière, interdisant les cinémas et la musique, tout ce qui pouvait offenser leur rigorisme rétrograde.
Mais comme ils coupaient la main des voleurs et avaient chassé les warlords, la population les accueillait plutôt bien.
La CIA voyait monter du sud cette vague inquiétante qui ne se déplaçait pourtant qu’avec quelques 4x4, des Toyota armées d’une mitrailleuse, entourées de Shebabs équipés d’armes légères. Après avoir pris le port de Marka, ils n’étaient plus qu’à une cinquantaine de kilomètres de Mogadiscio où d’autres Shebabs combattaient, noyés dans la population, et de plus en plus actifs. Pour la première fois, on avait été obligé de fermer l’aéroport international de Mogadiscio, qui servait pourtant de support à tous les trafics et à l’arrivée du précieux khat... Le GFT multipliait les réunions à Nairobi, à Baidoa ou à Djibouti, sans obtenir le moindre résultat. Comble de l’horreur : le Premier Ministre de Yussuf se déclarait maintenant ouvertement en faveur des Islamistes !
La piraterie, nouveau sport national somalien, se développait à toute vitesse. Au début de 2008, les pirates n’étaient qu’une centaine, opérant surtout dans le golfe d’Aden et, plus au sud à partir du petit port de Eyl.
Depuis, ils s’étaient multipliés comme des petits pains et on évaluait désormais leur nombre à 1200 ! Équipés de « motherships », de chalutiers de haute mer, de matériel sophistiqué comme les AIS, de barques rapides. Leur activité avait explosé, déversant sur ce pays misérable des dizaines de millions de dollars. Les armateurs de navires kidnappés préféraient payer pour récupérer leur bien...
Jusque-là, Langley avait considéré cela comme un phénomène désagréable certes, mais déconnecté de la sacro-sainte lutte contre le terrorisme : les pirates somaliens étaient des bandits qu’on pourrait toujours acheter, comme leurs cousins les « warlords ». L’administration américaine n’était pas loin de considérer, au contraire, que toute cette agitation pouvait pousser les feux de la lutte contre ce que Washington considérait comme le vrai danger : les Shebabs, qui risquaient de transformer la Corne de l’Afrique en base d’Al Qaida... C’est eux qu’il fallait combattre : on s’occuperait des pirates plus tard.
Et voilà que la présence d’Hashi Farah sur le MV Faina faisait exploser cette vision rassurante...
Le fait que le MV Faina transporte une importante cargaison d’armes, dont 33 chars lourds équipés de canons tirant des projectiles à uranium appauvri, et un stock important d’armes légères et de munitions, était peut-être l’explication de cette nouvelle alliance.
Dans ce cas, le choix du cargo ukrainien n’était pas une coïncidence...
Mark Roll se demanda soudain si le MV Faina n’avait pas été « ciblé » par les pirates à la demande des Shebabs. Pour récupérer à la fois des armes et de l’argent. Cette idée lui donnait la chair de poule.
Il fallait coûte que coûte savoir ce qui se passait vraiment en Somalie.
Or, c’est là que le bât blessait : ce n’était même pas la peine de demander à un « case-officer » normal de se rendre là-bas. Même en l’y poussant avec une baïonnette, il refuserait. Il y avait bien quelques hommes des « Spécial Forces » avec les Éthiopiens, mais ils se garderaient bien de faire du Renseignement. Un Américain lâché dans Mogadiscio avait autant de chances de survivre qu’une langouste plongée dans de l’eau bouillante.
Si les Américains n’avaient pas oublié le sinistre épisode de 1993 où les miliciens somaliens avaient abattu deux hélicoptères US, massacrant ensuite sauvagement dix-huit Rangers, les Somaliens avaient toujours gardé en mémoire la riposte américaine qui avait fait 4000 morts somaliens. civils compris.
« Black Hawk Down » avait traumatisé les Américains, qui considéraient la Somalie comme une terre où il était suicidaire d’aller, mais les Somaliens nourrissaient à leur égard une haine qui ne cessait de grandir. Si les Shebabs arrivaient à capitaliser sur cette haine, ils risquaient de créer la base djihadiste la plus dangereuse du monde.
Donc, il fallait coûte que coûte faire quelque chose. Mark Roll se demanda comment ses chefs allaient résoudre la quadrature du cercle. Envoyer un « case-officer » dans un pays en plein chaos, sans autorité ni vrai gouvernement, avec une sécurité bien en dessous de zéro et pas la moindre structure locale d’appui. Sauf à emprunter un kamikaze aux islamistes, il ne voyait pas la solution.
La chaleur poisseuse de Nairobi, après le froid humide de l’Autriche, créait une sorte de cocon tiède, amollissant, engourdissant, contrastant avec le froid glacial régnant dans la Buick envoyée à l’hôtel Serena par le chef de Station de la CIA de Nairobi, Mark Roll. D’un œil distrait, Malko regardait défiler les propriétés magnifiques de Muthansa road, des villas cossues entourées de végétation luxuriante, refuge de tous les ambassadeurs un peu argentés et de quelques autres qui l’étaient moins. On se serait cru en pleine jungle alors qu’on n’était qu’à la périphérie chic de Nairobi. Il aperçut au passage un drapeau américain planté au centre d’une immense pelouse : la résidence de l’ambassadeur. Et, un peu plus loin, un drapeau grec : c’est là qu’il avait récupéré, quelques années plus tôt, Àbdullah Ocalan, le leader kurde du PKK, qui pourrissait désormais dans une île-prison turque.
Grâce à la rapacité des Services kenyans...
La limousine tourna à droite, découvrant les hideux bâtiments des Nations-Unies, et, en face, un majestueux building blanc planté au milieu d’une immense pelouse et séparé de la route par de hautes grilles noires : la nouvelle ambassade américaine, isolée dans ce quartier résidentiel. Les Américains avaient de bonnes raisons d’être prudents : la précédente, érigée en pleine ville, avenue Jomo Kenyatta, avait été transformée en un tas de gravats par une puissante explosion en 1998, entraînant la mort de deux cent quatre-vingt-dix Kenyans et de onze Américains. Un des premiers attentats d’Al Qaida.
Lorsque Malko s’était rendu pour l’affaire Ocalan à Nairobi, les diplomates américains s’étaient réfugiés dans deux immeubles jumeaux en brique rouge de Crescent street, où ils étaient entassés comme des sardines. Désormais, avec ce bunker ultramoderne, tout était rentré dans l’ordre.
La Buick, après avoir franchi trois portiques, une barrière escamotable et avoir été inspectée par un vigile qui avait passé un miroir sous la carrosserie, s’était enfin arrêtée devant le bâtiment principal, face à celui de l’US AID. Malko dut encore passer sous un portique magnétique surveillé par une Noire superbe, sanglée dans un uniforme impeccable. Tout y passa : ceinture, chevalière, montre, stylo. Si Mark Roll n’était pas arrivé, elle l’aurait probablement déshabillé...